C’est parce qu’il était impossible que Pollor et La Houpe se trompent que Fleck avait finalement accepté la cérémonie de mariage.
Une tente avait été installée sur la rive de la Palantine pour accueillir les deux délégations. Malgré la chaleur torride venant du désert, l’air semblait glacial. De chaque côté se tenaient les délégations du pays aride et du pays humide, se regardant en chiens de faïences. Il était difficile d’imaginer deux groupes plus disparates.
D’un côté, une belle uniformité de couleur, du beige au roux, en passant par des bruns, rassemblait les animaux du désert malgré leur taille et leur allure différentes. Les fennecs, habillés de larges tuniques, côtoyaient les plus petits renards et autres coyotes. Tous se tenaient droits et fixes. Seules leurs oreilles s’agitaient comme pourvues d’une vie propre à l’affut du moindre mouvement inapproprié.
Assis à une table à l’écart, trois rongeurs habillés d’étranges tenues poilues tenaient un registre des présents et transcrivaient la scène. Un mélange des trois documents serait fait ultérieurement afin de transmettre aux générations futures le récit de cette journée.
Flibuste, chacal à l’oreille tombante percée d’une magnifique boucle d’oreille rouge, un peu à l’écart du groupe, restait comme à son habitude calme. D’un pelage plus sombre que les autres habitants d’Artep, il portait en opposition une tunique colorée qui le différenciait d’autant plus. Fleck remarqua les regards désapprobateurs que ses congénères lui jetaient. Mais Flibuste n’en avait rien à faire et observait avec insistance chaque membre de la délégation adverse.
Caché derrière les tentures, Fleck suivit son regard. De l’autre côté se tenait l’assistance du pays humide constituée presque exclusivement de loups plus ou moins grands, habillés uniformément de pantalon et de chemises. Fenhrir s’appuyait sur son clan pour gouverner, seuls quelques ours l’avaient accompagné pour l’occasion, ravis de revenir au bord de la Palantine, perdue de longues années avant. Tous ces carnivores, puissants et notoirement guerroyeurs, participaient à la tension palpable sous la tente.
Sur la table centrale se tenaient Pollor, hérisson du roi et représentant du domaine aride, et Visiral, un vieux loup grisonnant, représentant du domaine humide et de son roi, Fenhrir. Les deux lisaient consciencieusement le document en vérifiant chaque mot, chaque lettre. C’est Pollor, avec son odorat reconnu entre tous, qui avait déjà validé l’authenticité de la signature de feu le roi, le père de Fleck. Chacun de ses piquants étant coloré par une encre différente, son allure détonnait, mais nul n’aurait osé remettre son autorité en question quand il s’agissait d’authentifier un document. Son museau était le plus fin de toute la contrée, et sans doute au-delà. Son allure étonnait certes, mais son avis faisait foi. Visiral quant à lui avait écrit chacun des contrats qui avaient permis à Fenhrir d’étendre en toute légalité son royaume. Il n’y avait que lui pour inscrire des clauses à double sens, des alinéas perturbateurs et autres paragraphes qui se refermaient aussi surement qu’un nœud coulant sur le malheureux cosignataire des documents.
Fleck repartit en arrière finir de se préparer. Il avait du temps avant que ces deux-là ne se mettent d’accord. Plus d’une heure passa avant que Visiral et Pollor, d’une même voix, appellent les souverains à rentrer, le document enfin finalisé.
C’est presque subrepticement que Fleck fit son entrée, la mine sombre. En quelques secondes Flibuste le chacal, fut près de lui. Leur père, Falicel, n’étant plus là, les deux demi-frères se retrouvaient ensemble à devoir veiller sur le pays, quand bien même le premier acte est ce mariage étrange…
Un remue-ménage se fit pendant quelques minutes puis Fenhrir rentra sous la tente, sa fille Mirette près de lui. Le sourire du père contrastait avec la mine renfrognée de la fille. Il la laissa près de la table, allant rapidement à la rencontre de son clan.
Après les souverains, un écureuil très vif entra précipitamment. Il portait haut sa belle queue touffue et l’accompagnait d’un gilet très seyant. Les écureuils formaient une espèce à part, reconnue par tous comme des animaux neutres et utiles au pouvoir en place, quel qu’il soit. Ils validaient les documents, officiaient toutes les cérémonies qu’on leur demandait. Leur présence assurait une neutralité bienveillante à peu de frais. Mirette et Fleck se retrouvèrent bientôt seuls devant la table, le contrat ouvert devant eux. Les signatures déjà apposées par feu le roi Falicel et par le roi Fenhrir brillaient sur le papier blanc. Dessous, un paragraphe avait été rajouté par Pollor et Visiral, n’attendant que les signatures des futurs époux.
L’écureuil prit sa plus belle voix et, après avoir réclamé le silence, démarra son discours. Il reprit tout d’abord les titres des futurs mariés, puis énonça les éléments spécifiques au contrat. « il est admis que le mariage ne sera effectif qu’à compter de ce jour plus 6 mois, si toutefois les époux en sont toujours d’accord et aient fait de leur mieux pour la bonne réalisation de ces épousailles, en particulier que Dame Mirette des Terres humides n’ait point été maltraitée, et qu’elle n’ait en conséquence point eu besoin de revenir sur ses terres natales pour sa propre protection », « si l’une de ces conditions venait à ne pas être remplie, alors ce mariage serait considéré comme caduc, et le territoire de Palantine serait restitué en échange de ce déshonneur aux Terres Humides, et à son représentant ».
À l’énoncé de ce paragraphe, Fleck se raidit imperceptiblement. Non, décidément, il ne comprenait pas comment son père avait pu valider un tel document. Ce territoire leur était essentiel. La rivière constituait le seul apport d’eau douce au nord du désert, et ils l’avaient durement conquis des années avant, à l’époque de son grand-père, contre le grand-père de Fenhrir. Cela était impossible, et pourtant il se retrouvait aujourd’hui, en train d’apposer sa patte et son poil sous ceux de son père et à côté de cette improbable épouse…
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