Mirette resta enfermée près de deux mois dans sa chambre. Les premiers jours elle délira, l’esprit emporté par la fièvre. Fleck avait d’abord cru à un stratagème pour l’éviter, ou accélérer une rupture de contrat, mais il se rendit rapidement à l’évidence, et dès lors, passa chaque jour plusieurs heures à son chevet. Il avait trouvé au pied du lit les livres de la Houpe, et se prit à lui lire chaque jour un chapitre dès qu’elle eut repris connaissance. Cela arrangeait Mirette qui trouvait un sujet de discussion neutre dans ces histoires. Ils avaient tous deux convenu sans en parler de ne pas aborder l’origine de ses troubles. Jour après jour, Fleck lisait et racontait son pays à Mirette. Elle avait fait couvrir le miroir de sa chambre, et refusait obstinément de ressortir du palais. Il lui fallut près d’un mois pour accepter seulement d’aller sur le balcon qui donnait sur la place centrale. Fleck continuait de venir la voir et de lui lire les livres, installé au soleil couchant. Il avait fini les « mille et une histoires du pays aride » et entamait à présent « l’histoire de la Palantine ». Mirette trouvait reposantes ces heures passées avec le roi. Elle lui était reconnaissante de ne pas poser de questions ni de remettre sur le tapis ce satané contrat qui les liait ensemble, et se prenait même à trouver sa compagnie agréable.
Les jours passants, Mirette allait mieux. Elle osait de nouveau affronter son reflet dans le miroir découvert. Elle avait relu plus calmement les lignes sur les différentes espèces de lynx. Petit à petit elle acceptait cette idée qu’elle n’était peut-être pas ce qu’elle avait toujours cru qu’elle était. Un soir qu’elle avait ri aux pitreries de Chacha et se sentait enfin sure d’elle, elle se leva, pris un stylo, et entreprit de répondre aux courriers de son père, qui s’accumulait sur le bureau. Cela lui prit plus longtemps qu’elle n’aurait cru, mais elle fut soulagée lorsqu’elle eut fini.
Le lendemain matin, elle s’habilla d’une robe légère et remonta la capuche sur ses oreilles pointues. Elle se regarde longuement dans le miroir et sortit d’un pas décidé. Elle ne rencontra personne dans le palais, et se retrouva sur la grande place centrale qui se remplissait doucement de son activité matinale. Elle la traversa, profitant pleinement de la chaleur du soleil du matin et des odeurs montantes du sol, et retrouva sans difficulté le chemin que Fleck et elle avaient parcouru des semaines avant. Le caracal aux yeux voilés se trouvait au même endroit que la dernière fois, en haut des marches.
— Bonjour, Ma Reine, je vous attendais. Si vous voulez bien me suivre.
Elle lui emboita le pas. Elle fut étonnée qu’un aveugle soit capable de se déplacer avec autant d’aisance dans cet environnement. Elle le suivait presque difficilement, surveillant là où elle posait ses coussinets. Elle s’arrêta juste à temps pour ne pas lui rentrer dedans. Il lui céda le passage, l’invitant à entrer dans une maison devant lui. Deux vieux lynx se tenaient assis à une table. Un troisième se figea quand Mirette et son guide entrèrent.
— Regardez bien leurs pinceaux, souffla le vieil animal à l’oreille de sa reine.
Mirette regarda l’un, puis l’autre, et le troisième. Elle se rappela aussi ce qu’elle avait lu dans le livre. Les couleurs des pinceaux sont significatives des lignées maternelles. Elle avait toujours cru être unique avec ses oreilles bicolores. Elle enleva en douceur sa capuche, découvrant à ses hôtes le pinceau de poils bruns qui ornait son oreille droite, et celui d’une blancheur éclatante qui surplombait son oreille gauche. La vieille lynx se leva en tremblant, soutenu par celui qui semblait être son fils. Elle s’approcha de Mirette et caressa le pinceau blanc dans un silence complet. Puis sans prévenir, elle l’a pris dans ses bras et Mirette se sentit incompréhensiblement bien. Elle se détendit.
— Qui êtes-vous, madame ?
— Je suis ta grand-mère. Ma fille a disparu lors de la dernière guerre Palantine. On m’a rapporté qu’elle avait été enlevée par les loups, j’ai toujours espéré qu’elle revienne un jour. Peux-tu me dire si elle va bien ?
— Je n’ai pas connu ma mère, elle est morte à ma naissance… Je suis désolée.
Et sans crier gare, Mirette sentit les larmes monter, des larmes qu’elle n’avait jamais ressenties, des larmes qui après toutes ces années, venaient enfin de trouver le chemin de l’extérieur, et serrant cette vieille femme dans ses bras, elle se laissa enfin aller.
Mirette passa sa journée tranquillement dans le quartier des caracals, la majeure partie du temps sa grand-mère resta accrochée à son bras. Elle visita chaque maison dont les propriétaires l’invitaient à entrer, elle renifla à s’en enivrer les odeurs de la terre rouge chauffée par le soleil. Elle se promit de revenir au plus vite. Et c’est les pattes dans le filet d’eau que Mirette retrouva Vanille, sa grand-mère, le lendemain. Elles continuèrent une discussion qui avait été trop longtemps interrompue.
— Je ne sais si je dois maudire Fenhrir et son clan de loup pour avoir pris ma fille, ou les remercier d’avoir finalement rendu au peuple du désert ma petite-fille. C’est assez étrange. Mon fils, Bourbon, que tu as vu hier, veut partir en guerre, faire payer à ces loups la mort de sa sœur et ton exil.
— Tu sais, grand-mère, je n’étais pas en exil. J’étais chez moi.
Vanille tressaillit, et serra sur ces épaules le châle qu’elle avait amené. Mirette continua.
— Je ne sais si Fenhrir est un bon roi, je ne sais pas ce qu’il a fait pendant la guerre. Je ne sais pas s’il a enlevé ma mère, ou si elle l’a suivi de plein gré. Mais je sais une chose, il a été un bon père, un père aimant. J’ai été heureuse. Je ne veux pas que vous, ou quiconque, m’enleviez ça. Je ne veux pas avoir à choisir.
La vieille lynx prit son temps pour répondre. Elle avait souvent imaginé ces retrouvailles, et jamais elle n’avait anticipé une telle réaction. Finalement elle souffla et reprit le bras de sa petite-fille.
— Il aurait été plus simple de continuer à le haïr, mais je suis trop vieille à présent. Peu importe le passé, si le futur te garde près de moi, je te promets de ne plus le maudire.
Et c’est en souriant doucement qu’elles continuèrent leur tendre conversation. Le sujet était clos. Mirette avait trouvé sa place.
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